Ce roman, et
j'insiste bien sur le mot « roman », car ce livre est une
fiction, raconte la vie de Jude, que l'auteur assimile à un des
frères (le plus jeune) de Jésus. Il met l'accent non pas sur la
prédication et la vie de Jésus, mais sur la vie des premiers
chrétiens, en particulier sur la communauté de Jérusalem, celle
dont Jacques, le « frère cadet » de Jésus, a été le
premier responsable.
On y voit la
vie au premier siècle de notre ère, en Palestine. Les premiers
disciples de Jésus y ont développé et conservé le dépôt de la
foi, c'est-à-dire les paroles de Jésus lui-même. Par ailleurs, ils
ont aussi répandu cette nouvelle foi dans les régions autour de
Jérusalem, et jusqu'aux confins de l'Empire romain. On rencontre
dans ce roman les personnages de Pierre, bien sûr, de Paul aussi,
considéré comme un « ennemi » par les hommes de la
communauté à laquelle Jude appartient. Tout simplement parce que ce
Paul ne tenait pas compte de ce que Jésus avait dit de son vivant,
mais témoignait uniquement de sa propre conversion. On traverse donc
ici une bonne partie du premier siècle après Jésus-Christ, jusqu'à
l'incendie de Jérusalem et la destruction, en 70 de notre ère, du
Temple de Jérusalem.
Françoise
Chandernagor est membre de l'Académie Goncourt et son roman se lit
vraiment très facilement. Par ailleurs, elle a beaucoup creusé le
sujet et s'est abreuvée aux sources de la foi chrétienne, en
utilisant, en historienne accomplie, les sources disponibles, dans et
hors des Évangiles canoniques. Elle a en particulier puisé dans les
innombrables textes apocryphes. Et, en soi, ce n'est pas un
problème : nombre de traditions chrétiennes (en particulier
l'âne, le bœuf de la crèche, ou encore les noms des parents de
Marie) viennent de ces textes non retenus dans le canon des
Écritures.
Je mettrais
toutefois un bémol important sur le postulat de départ, parce qu'il
y a un point qui me chagrine particulièrement et qui me laisse sur
ma faim dans ce roman, c'est le postulat de l'auteur de considérer
Marie comme la mère non seulement de Jésus, mais aussi d'au moins
six autres enfants : les quatre « frères » de Jésus
dont parlent les Évangiles (Jacques, Simon, José et Jude), et de
« ses » sœurs, signifiant qu'il y en avait au moins
deux. Ce qui, en comptant Jésus comme aîné de la fratrie, amène à
une famille de sept enfants au moins. Si ce nombre n'est sans doute
pas problématique pour l'époque, il ne résiste pas à certaines
questions exégétiques, pas toutes tranchées aujourd'hui
d'ailleurs.
Préoccupée
par ce que je lisais, j'ai en effet interrogé un prêtre catholique,
exégète de son état, qui a pu m'éclairer sur quelques points
Tout
d'abord, les Évangiles ont été écrits en grec, et non pas en
hébreu. Or le grec compte un seul mot pour exprimer une réalité
hébraïque qui, elle, en compte au moins cinq. Le mot grec « frère »
traduit en effet dans les Évangiles et dans la Bible plusieurs
réalités, qui vont du frère utérin au cousin, en passant par le
« frère » appartenant simplement au même clan... Par
ailleurs, les exégètes s'accordent pour dire que la mention des
sœurs de Jésus pourrait être postérieure et un ajout aux
Évangiles initiaux.
Enfin, de
l'aveu de Françoise Chandernagor elle-même, elle s'est inspirée
essentiellement de l’Évangile de Marc (le plus ancien et le plus
court), ainsi que de la source Q (source plus ancienne encore, qui a
servi, comme l’Évangile de Marc, d'inspiration aux Évangiles de
Luc et de Matthieu). Mais l’Évangile de Marc se terminant avant la
mention de la résurrection de Jésus (sur la découverte du tombeau
vide le matin de Pâques), elle a du aussi compléter avec les
Évangiles de Luc, Matthieu et Jean qui racontent les apparitions de
Jésus à ses apôtres. Voilà pour les sources.
Sauf que,
dans les Évangiles, le récit de la crucifixion mentionne aussi la
présence de Jean, « le disciple que Jésus aimait », au
pied de la croix. Et Jean reçoit cette parole de Jésus, au moment
où celui-ci va mourir : « Voici ta mère », tout
comme il a dit à Marie « Femme, voici ton fils ».
Outre
l'interprétation croyante (le « disciple que Jésus aimait »
peut être interprété comme chacun des croyants, hier comme
aujourd'hui), il en existe une autre, bien plus ancrée dans la
réalité sociale de l'époque de Jésus : Une femme, veuve, de
surcroît, n'avait plus aucune place dans la société si elle
n'avait pas de fils pour la prendre sous son toit. C'est d'ailleurs
la raison principale pour laquelle Jésus redonne la vie au fils de
la veuve de Naïm et, plus tard, pourquoi les disciples ont créé
des diacres, dont Étienne : il fallait quelqu'un pour prendre
soin des veuves de la communauté.
Mais si,
comme le dit Françoise Chandernagor, Jésus avait encore 4 frères
au moment de sa mort, pourquoi a-t-il confié sa mère à Jean, un
des fils de Zébédée ? Il n'aurait jamais eu à se préoccuper
du sort de sa mère s'il avait eu des frères... Le postulat de base
de ce roman est donc faux, et il me semblait important de le
préciser, parce que, si Jésus a eu des frères, cela remet en
question certains dogmes de la foi chrétienne, dont la virginité
perpétuelle de Marie...
Tout cela
pour dire qu'il s'agit ici d'un bon roman, très intéressant
historiquement sur la période du premier siècle de notre ère en
Palestine, et qu'il est d'autant plus intéressant qu'il a le mérite
d'aborder tout un pan de l'histoire qui est totalement ignoré
aujourd'hui. On parle beaucoup, y compris dans les Actes des Apôtres,
des Églises chrétiennes à leurs débuts, mais très peu de
l’Église de Jérusalem et de ce que sont devenus ces chrétiens
après la destruction du Temple de Jérusalem en 70. De même ne sont
évoquées que les Églises qui ont suivi Paul, le véritable
propagateur du christianisme en tant qu’Église répandue dans
toute la région. Mais ce que j'ai trouvé intéressant dans ce
livre, c'est de voir qu'aux débuts de l’Église, des communautés
s'étaient formées ici et là et qu'elles n'avaient pas toutes la
même façon de voir leur foi toute neuve, en fonction de celui qui
les avait évangélisées. La communauté de « Jude »,
réfugiée à Pella pendant les troubles qui ont conduit à la chute
de Jérusalem en 70 semble avoir été en réalité une sorte de
secte chrétienne qui a fini par disparaître. L'histoire de l’Église
est donc loin, très loin d'être aussi « simple » que ce
qu'en laissent voir les Écritures dans le Nouveau Testament. Même
si je l'avais appris durant les dernières années dans mes cours à
la faculté de théologie catholique, ça fait toujours du bien
d'avoir une petite piqûre de rappel, même si c'est au travers d'un
roman qui n'a d'autre prétention que de raconter une histoire.
D'ailleurs, cette « secte » de Jérusalem semble avoir
dénié au Christ sa condition divine, devenant par là porteuse
d'une des nombreuses hérésies contre lesquelles se sont battus les
Pères de l’Église. Ce peut aussi expliquer sa disparition. Les
« frères » de Jésus voyaient-ils leur « aîné »
d'une façon trop humaine pour comprendre qu'il était bien plus
qu'un simple être humain, mais à la fois vrai Dieu et vrai homme ?
Paru aux
éditions Albin Michel, 2015. ISBN : 978-2-226-25994-3