lundi 13 octobre 2025

Celui qui revient, de Han Kang


La construction des romans de Han Kang, qui m'avait déjà frappée dans « La Végétarienne », se retrouve ici avec une grande force.

Le texte est découpé en plusieurs parties, qui seraient indépendantes les unes des autres si elles ne parlaient pas toutes du même événement, mais à différents moments de l'histoire de la Corée du Sud : la répression de la révolte de Kwangju (ou Gwangju) au printemps 1980.

Le roman s'ouvre sur Tongho, vu à travers des yeux qui ne sont pas nommés, mais dont on devine qu'ils sont ceux de l'ami que ce dernier cherche au fil des pages. Tongho est un jeune lycéen, qui affronte le danger en apportant son aide à la petite équipe d'étudiants qui prend soin des corps de leurs amis fauchés par les balles des militaires. Il s'agit de récupérer les corps, prendre soin d'eux en leur redonnant une dignité autant que le permettent les ravages des balles et de les garder en attendant que les proches des morts viennent les identifier, leur donner un nom. Tongho a intégré cette équipe pour une seule raison : il cherche Chongdae, son ami et voisin, qui loue avec sa sœur Chongmi l'annexe de sa maison. Ils ont le même âge ou presque, et les deux jeunes gens ont disparu.

On suit alors Tongho et toute l'équipe des « révolutionnaires » dans les quelques jours qui suivent les fusillades du 18 mai 1980. Le 17 mai, la junte militaire avait pris le pouvoir et, le lendemain, syndicalistes et étudiants s'étaient révoltés pour rétablir la démocratie. L'armée avait alors tiré dans le tas et réprimé la révolte de manière brutale et sanglante.


Dans les six parties du romans, le point de vue narratif change sans cesse, passant du « tu » au « je », puis au « vous », au « je » à nouveau, mais celui d'une autre personne. Ces récits, semblant parfois éloignés les uns des autres, ramènent toujours aux événements du 18 mai.

Ils racontent les traumatismes, les violences et les sévices subis, les cauchemars, les conséquences psychologiques et psychiatriques pour les victimes. Ils racontent aussi la vie des victimes par la suite, parfois des années, des décennies plus tard. Pour montrer qu'on ne se remet pas « comme ça » d'un tel vécu, de tant de violences, de tous ces traumatismes existentiels. Les récits sont ceux des survivants. Mais comment survit-on à l'horreur ?

Vous vous en doutez, on ne ressort pas indemne d'un tel roman. C'est brutal, violent, au-delà des mots. Et encore, ce sont des mots. Ils sont porteurs de sens, mais pas de la violence vécue dans la chair. On ne peut qu'imaginer ce qu'un homme est capable de faire subir à un autre homme, par haine, par obéissance, par inhumanité, par peur aussi. Si les soldats ont obéi à ces ordres inhumains, n'est-ce pas aussi pour ne pas se retrouver eux-mêmes du mauvais côté des armes ? Cela n'excuse rien. Mais permet de comprendre la terreur, l'ignominie qui s'est emparée de la société coréenne dans les années 1980. Ces événements ont sans doute durablement marqué l'inconscient collectif du pays, comme la Révolution Française l'a fait pour nous, ou la Révolution Russe, ou encore le massacre de la place Tian'anmen à Pékin... Combien de révolutions, de révoltes populaires contre des dictateurs, avec pour seul but l'espoir de restaurer l'humanité et le droit de vivre dignement ?

Ce livre est nécessaire pour que ce traumatisme ne sombre pas un jour dans l'oubli. Et pour nous faire prendre conscience de la valeur de la vie humaine, même si, malheureusement, la situation semble n'avoir fait qu'empirer depuis l'écriture de ce roman, en 2014. Les hommes continuent de se faire la guerre, en Ukraine, au Proche Orient et ailleurs. Les révoltes contre les oppresseurs continuent, les coups d'état aussi... Que vont devenir les Syriens ? Les Afghans ? Les Libanais, les Iraniens, les Palestiniens, les Israéliens ?

Quand donc les armes cesseront-elles de parler ? Quand donc les hommes cesseront-ils de vouloir à tout prix prendre le pouvoir sur d'autres, quitte pour cela à les massacrer ?

La guerre, les conflits sont une honte pour l'humanité. Ils ramènent les êtres humains au rang de bêtes sauvages. Heureusement qu'il y a des Tongho et des Songhi un peu partout dans le monde. Ce sont eux qui permettent de regarder les humains en face en ce disant que, même peu nombreux, même s'ils « perdent » apparemment le combat, celui-ci vaut le coup d'être mené. Pour le respect de la dignité humaine.


Paru aux éditions LGF (Le Livre de Poche), 2024. ISBN : 978-2-253-90998-9




samedi 11 octobre 2025

Thorgal, tome 29 : Le Sacrifice, de Grzegorz Rosinski et Jean Van Hamme


L'album que j'ai entre les mains est en réalité le « 29 bis », c'est-à-dire un album un peu particulier, dans lequel la page de gauche est réservée au scénario et la page de droite aux cases de la bande dessinée. Au fil des albums, le graphisme a beaucoup évolué, même si le dessinateur est toujours le même (et d'ailleurs, Rosinski a énormément de talent...). Ce petit « plus » de l'album permet de voir comment est construit un scénario de bande dessinée, mais c'est à peu près tout : un bonus qui n'apporte rien, sinon le plaisir de pouvoir lire le texte écrit par l'auteur, purifié du dessin qui prend habituellement une plus grande place dans la bande dessinée. Là, les deux se retrouvent à égalité, en quelque sorte.

Alors, ce vingt-neuvième album ?

Thorgal et les siens sont parvenus à quitter l'empire romain d'orient, mais il leur reste un très long chemin à parcourir, alors que Thorgal est mourant. L'empoisonnement dont il a été victime l'a vidé de ses forces, d'autant plus qu'Aaricia et Kriss l'ont emmené de chez le médecin qui le soignait avant que ce dernier n'ait eu le temps de le remettre sur pieds. Ses jours sont comptés, et Louve et Aniel (le fils de Thorgal et de Kriss de Valnor, qu'Aaricia prend désormais en charge comme son fils à elle) sont eux aussi malades. Aaricia, désespérée, fait appel à Frigg, la déesse épouse d'Odin qui les a déjà tant aidés par le passé, afin qu'elle sauve Thorgal. Frigg entend sa prière, et c'est par l'intermédiaire du dieu Vigrid, qu'Aaricia avait aidé quand elle était enfant, qu'elle intervient pour sauver la vie de Thorgal : Il lui reste désormais deux jours pour rejoindre Manthor, un demi-dieu réfugié dans l'Entremonde et adepte de la dangereuse magie rouge, qui semble être le seul à pouvoir l'aider. Il le fera, mais en échange d'un prix élevé...

Un bel album qui annonce la fin des aventures de Thorgal, ou en tout cas la fin de la saga avec Thorgal pour personnage principal. Comme les générations passent, il est temps aussi pour les auteurs de passer la main. Au moins Jean Van Hamme qui signe ici le dernier album de la saga, celle-ci étant reprise par Yves Sente. Mais nous y reviendrons...


Paru aux éditions Le Lombard, 2006. ISBN : 2-80362-227-0


vendredi 10 octobre 2025

Thorgal, tome 28 : Kriss de Valnor, de Grzegorz Rosinski et Jean Van Hamme


 

Cet album renoue avec la veine héroïque des premiers albums, et heureusement ! L'histoire commence avec Aaricia, Jolan et Louve qui tente de s'enfuir de l'empire romain d'orient, où ils se trouvent maintenant, après avoir été offerts en cadeau au prince héritier de l'empire. Mais ce dernier les rattrape et les fait condamner à un an de travaux forcés dans les mines d'argent.

Là, ils ont la surprise de retrouver une vieille ennemie, Kriss de Valnor, elle aussi esclave, mais du bon côté du fouet : elle est gardienne d'esclaves, mais compte bien sur les pouvoirs de Jolan, qu'elle connaît bien, pour se sortir de cette situation peu envieuse malgré tout. Elle propose donc à Aaricia et à ses enfants une alliance quasiment contre nature, afin qu'ils arrivent à sortir de là sans encombre. Et le plan fonctionne, même si ce n'est pas sans mal.

De son côté, Thorgal a survécu à l'empoisonnement dont il a été victime par Héraclius et, alors que tout le monde le croyait mort et enterré et que les pères des jeunes hommes que Thorgal a tués lors de la « chasse aux fugitifs » veulent récupérer sa dépouille, il parvient à quitter l'île de Syrenia... Mais il n'est pas sauvé pour autant.


Un bon cru, cet album, ce qui fait du bien parce que la série prenait quelque peu l'eau depuis « Le Mal bleu »... En tout cas, l'intrigue avance et la roue tourne, réservant encore quelques surprises...


Paru aux éditions Le Lombard, 2004. ISBN : 2-80362-003-0

jeudi 9 octobre 2025

Thorgal, tome 27 : Le Barbare, de Grzegorz Rosinski et Jean Van Hamme


Toujours quelque part en Afrique du nord, Thorgal, sa famille ainsi que Tiago et Ileniya (rencontrés dans l'album précédent), ont été fait prisonniers par un marchand d'esclaves, qui les vend Thorgal et Tiago à un seigneur local en vue d'en faire ses esclaves. Mais comme ils sont des « barbares », c'est-à-dire qu'ils ne sont pas citoyens grecs ou romains, ils ne pourront pas travailler directement pour leur futur maître, gouverneur de la province du Ponant, une province éloignée de l'empire romain d'orient. Peu importe : les deux hommes feront des candidats parfaits pour la « chasse des fugitifs » qui doit avoir lieu deux jours plus tard : un « jeu » cruel, auquel participent les jeunes nobles de la cour qui ont atteint dix-huit ans passant leurs examens d'officier. Cette chasse en constitue l'une des épreuves, afin d'évaluer leur habileté au maniement de l'arc.

Les « fugitifs » se battent donc pour leur vie, et Thorgal et Tiago s'en sortent, gagnant ainsi leur liberté. Mais ils se mettent malgré tout au service du gouverneur, afin de ne pas être séparés d'Aaricia, Louve, Jolan et Ileniya, qui restent, elles, des esclaves.

Impressionné par l'habileté au tir à l'arc de Thorgal, le gouverneur et père d'Héraclius, le jeune homme à qui Thorgal a laissé la vie durant la « chasse », fait de Thorgal le maître d'armes de son palais, avec Tiago pour assistant. Et il enrôle par la suite Thorgal comme coéquipier de son fils pour le tournoi des armes, avec quatre disciplines, entre les dix provinces de l'empire, chaque province déléguant deux athlètes par discipline.

J'ai eu l'impression que les auteurs nous faisaient un remake de l'album « Les Archers », mais en beaucoup plus noir et glauque. Sauf que là, les choses ne se terminent pas du tout comme la première fois (mais non, je ne spoilerai pas!). En tout cas, ce cycle d'aventures en Afrique du nord, apparemment, dans l'univers gréco-romain, n'est toujours pas mon préféré, loin de là. Seulement, il semble bien qu'on arrive à la fin, avec cette histoire (pas la fin de la série, non, puisqu'il y a d'autres albums ensuite, mais la fin du cycle).


Paru aux éditions Le Lombard, 2002. ISBN : 2-80361-775-7


mercredi 8 octobre 2025

Thorgal, tome 26 : Le Royaume sous le Sable, de Grzegorz Rosinski et Jean Van Hamme


Dans ce cycle commencé avec « Arachnéa », poursuivi avec « Le Mal bleu », « Le Royaume sous le sable », troisième épisode, nous entraîne dans des terres lointaines, sans doute les côtes africaines. La famille Aegirsson a fait escale en barque, et Aaricia commence à avoir le mal du pays, deux ans après avoir quitté l'île des mers grises où ils habitaient. Jolan penche du côté de sa mère : les raisons qu'avaient Thorgal et Aaricia de quitter les terres du Northland n'existent plus, puisque Gunnar, le chef des vikings du nord, a annulé le bannissement d'Aaricia et de ses enfants et qu'il connaît les circonstances de la trahison de Thorgal quand il avait perdu la mémoire et qu'il était devenu Shaïgan. Thorgal, d'abord fâché de voir son fils et sa femme ligués contre lui, finit par se ranger à leur avis et décide de retourner, dès le lendemain, dans les terres des Vikings du nord.

Seulement voilà : ils sont très vite repérés par deux hommes qui semblent faire partie du peuple bédouin et qui tentent de les faire venir dans leur village. Thorgal refuse, désormais décidé à partir dès le lendemain, mais leur barque se met à brûler durant la nuit et, au petit matin, ils n'ont d'autre choix que de suivre les deux hommes qui leur apportent leur aide : dans le désert, loin des points d'eau douce, ils ont en effet peu de chance de survivre.

La marche dans le désert, vers le village des deux hommes est longue et difficile, et Louve se retrouve prise dans des sables mouvants, Thorgal ne parvenant pas à l'en faire sortir. Il faudra l'intervention d'un des deux hommes pour l'en sortir, intervention qui révèle à Thorgal l'origine des hommes : ils viennent, comme lui, des étoiles.

Dans cette nouvelle aventure, c'est un nouveau mythe qui se retrouve convoqué, celui de l'Atlantide, appliqué au peuple des étoiles dont Thorgal est issu. Thorgal serait l'un des derniers Atlantes encore en vie, avec ses enfants et les hommes qui l'accompagnent dans le désert.

Comme toujours, quand il est question de supériorité technique, il est question aussi, à un moment, de prise de pouvoir. C'est tellement banal que cela peut en devenir lassant. C'est justement contre ce phénomène que Thorgal se bat depuis toujours, cherchant une terre où il peut vivre libre et en paix. C'est cette recherche qui a motivé son départ de leur île, avec le résultat qu'on connaît maintenant.

Si ce nouvel épisode se lit agréablement, le côté « reprise » des mythes fondateurs de nos légendes commence quelque peu à lasser. On avance, cependant, pas à pas, mais cette incursion dans les pays du sud éloigne de plus en plus le lecteur de ce qui a fait l'origine de la sage : le monde viking, ses légendes, ses mythes, ses dieux. Les emprunts aux autres civilisations (comme la civilisation grecque dans « Arachnéa » par exemple) donnent l'impression que les auteurs ont fait le tour de leurs personnages et de ce qu'ils avaient à dire. Ce cycle commence à sentir un peu le baroud final, même si cet album a quand même le mérite de ramener le lecteur à la question des origines de Thorgal, à son peuple et à ce qu'ils sont devenus. On en sait un peu plus, mais j'ai l'impression ici qu'il ne s'agit que de donner une explication de plus à la disparition des Atlantes, autre mythe de la mythologie grecque, si je ne m'abuse... Je suis donc bien moins convaincue par cet album, alors que j'avais été réellement conquise par « La Cage »... Dommage...


Paru aux éditions Le Lombard, 2001. ISBN : 2-80361-665-3

 

mardi 7 octobre 2025

Thorgal, tome 25 : Le Mal bleu, de Grzegorz Rosinski et Jean Van Hamme

Nous poursuivons avec Thorgal et sa famille leur odyssée vers le sud. Darek et Lehla sont restés sur l'île où Thorgal et Louve étaient arrivés avant eux. Après avoir réparé la barque, avec l'aide des îliens, la famille Aegirsson se met en route. Peu de temps après, ils croisent une barque qui semble abandonnée, mais Jolan, qui était monté à bord, est mordu par un rat après avoir découvert un homme mort, à la peau bleu.

Centré sur Jolan comme l'était le précédent album sur Louve, cette histoire fait appel aux peurs les plus profondes et les plus instinctives de l'humanité. Une maladie, ici le Mal bleu, mais dans d'autres temps et d'autres lieux, il s'agissait de la Peste ou, plus récemment, de la Covid-19, une maladie, donc, contagieuse et sans remède, sévit dans le royaume de Zhar, royaume où le prince héritier Zarkaj accueille comme des rois ses visiteurs, avant de savoir qu'ils sont, eux aussi, atteints par le mal bleu. C'est Jolan qui, par la morsure du rat, est atteint le premier. Mais la maladie se transmet par contact et peu à peu, toute la famille est contaminée. Zarkaj, prince futile et égocentrique, les expédie dans le « Labyrinthe », un lieu qui ressemble aux léproseries où se trouvaient rassemblés les malades de la lèpre, contagieux également. Là, ils vivaient comme des pestiférés, à l'écart de tous et rejetés.

Seulement, Thorgal, comme toujours, n'est pas décidé à attendre la mort sans rien faire. Un mage est réputé avoir trouvé un remède contre ce mal bleu. Mais il est loin, dans la montagne au toit de neige, et Thorgal n'a que six jours, avant que Jolan ne meure, pour le trouver. Les épreuves ne manquent pas, bien sûr, mais le héros est aidé par un homme dont il ignorait tout jusque là...


J'avais survolé seulement cet épisode, un peu déçue par la tournure que prenait la série depuis « Géants », même si « La Cage » m'avait réconciliée avec la série. J'avoue ne l'avoir pas lu attentivement... ce qui est maintenant chose faite ! Sans regrets, d'ailleurs, puisque cet épisode est plutôt bien mené, même s'il n'a pas le souffle épique des premiers tomes. Une agréable lecture, donc, qui prend un sens et une saveur particulière après ce que nous avons vécu en 2020...


Paru aux éditions Le Lombard, 1999. ISBN : 2-80361-414-6


lundi 6 octobre 2025

Vie de Jude, frère de Jésus, de Françoise Chandernagor


Ce roman, et j'insiste bien sur le mot « roman », car ce livre est une fiction, raconte la vie de Jude, que l'auteur assimile à un des frères (le plus jeune) de Jésus. Il met l'accent non pas sur la prédication et la vie de Jésus, mais sur la vie des premiers chrétiens, en particulier sur la communauté de Jérusalem, celle dont Jacques, le « frère cadet » de Jésus, a été le premier responsable.

On y voit la vie au premier siècle de notre ère, en Palestine. Les premiers disciples de Jésus y ont développé et conservé le dépôt de la foi, c'est-à-dire les paroles de Jésus lui-même. Par ailleurs, ils ont aussi répandu cette nouvelle foi dans les régions autour de Jérusalem, et jusqu'aux confins de l'Empire romain. On rencontre dans ce roman les personnages de Pierre, bien sûr, de Paul aussi, considéré comme un « ennemi » par les hommes de la communauté à laquelle Jude appartient. Tout simplement parce que ce Paul ne tenait pas compte de ce que Jésus avait dit de son vivant, mais témoignait uniquement de sa propre conversion. On traverse donc ici une bonne partie du premier siècle après Jésus-Christ, jusqu'à l'incendie de Jérusalem et la destruction, en 70 de notre ère, du Temple de Jérusalem.

Françoise Chandernagor est membre de l'Académie Goncourt et son roman se lit vraiment très facilement. Par ailleurs, elle a beaucoup creusé le sujet et s'est abreuvée aux sources de la foi chrétienne, en utilisant, en historienne accomplie, les sources disponibles, dans et hors des Évangiles canoniques. Elle a en particulier puisé dans les innombrables textes apocryphes. Et, en soi, ce n'est pas un problème : nombre de traditions chrétiennes (en particulier l'âne, le bœuf de la crèche, ou encore les noms des parents de Marie) viennent de ces textes non retenus dans le canon des Écritures.

Je mettrais toutefois un bémol important sur le postulat de départ, parce qu'il y a un point qui me chagrine particulièrement et qui me laisse sur ma faim dans ce roman, c'est le postulat de l'auteur de considérer Marie comme la mère non seulement de Jésus, mais aussi d'au moins six autres enfants : les quatre « frères » de Jésus dont parlent les Évangiles (Jacques, Simon, José et Jude), et de « ses » sœurs, signifiant qu'il y en avait au moins deux. Ce qui, en comptant Jésus comme aîné de la fratrie, amène à une famille de sept enfants au moins. Si ce nombre n'est sans doute pas problématique pour l'époque, il ne résiste pas à certaines questions exégétiques, pas toutes tranchées aujourd'hui d'ailleurs.

Préoccupée par ce que je lisais, j'ai en effet interrogé un prêtre catholique, exégète de son état, qui a pu m'éclairer sur quelques points

Tout d'abord, les Évangiles ont été écrits en grec, et non pas en hébreu. Or le grec compte un seul mot pour exprimer une réalité hébraïque qui, elle, en compte au moins cinq. Le mot grec « frère » traduit en effet dans les Évangiles et dans la Bible plusieurs réalités, qui vont du frère utérin au cousin, en passant par le « frère » appartenant simplement au même clan... Par ailleurs, les exégètes s'accordent pour dire que la mention des sœurs de Jésus pourrait être postérieure et un ajout aux Évangiles initiaux.

Enfin, de l'aveu de Françoise Chandernagor elle-même, elle s'est inspirée essentiellement de l’Évangile de Marc (le plus ancien et le plus court), ainsi que de la source Q (source plus ancienne encore, qui a servi, comme l’Évangile de Marc, d'inspiration aux Évangiles de Luc et de Matthieu). Mais l’Évangile de Marc se terminant avant la mention de la résurrection de Jésus (sur la découverte du tombeau vide le matin de Pâques), elle a du aussi compléter avec les Évangiles de Luc, Matthieu et Jean qui racontent les apparitions de Jésus à ses apôtres. Voilà pour les sources.

Sauf que, dans les Évangiles, le récit de la crucifixion mentionne aussi la présence de Jean, « le disciple que Jésus aimait », au pied de la croix. Et Jean reçoit cette parole de Jésus, au moment où celui-ci va mourir : « Voici ta mère », tout comme il a dit à Marie « Femme, voici ton fils ».

Outre l'interprétation croyante (le « disciple que Jésus aimait » peut être interprété comme chacun des croyants, hier comme aujourd'hui), il en existe une autre, bien plus ancrée dans la réalité sociale de l'époque de Jésus : Une femme, veuve, de surcroît, n'avait plus aucune place dans la société si elle n'avait pas de fils pour la prendre sous son toit. C'est d'ailleurs la raison principale pour laquelle Jésus redonne la vie au fils de la veuve de Naïm et, plus tard, pourquoi les disciples ont créé des diacres, dont Étienne : il fallait quelqu'un pour prendre soin des veuves de la communauté.

Mais si, comme le dit Françoise Chandernagor, Jésus avait encore 4 frères au moment de sa mort, pourquoi a-t-il confié sa mère à Jean, un des fils de Zébédée ? Il n'aurait jamais eu à se préoccuper du sort de sa mère s'il avait eu des frères... Le postulat de base de ce roman est donc faux, et il me semblait important de le préciser, parce que, si Jésus a eu des frères, cela remet en question certains dogmes de la foi chrétienne, dont la virginité perpétuelle de Marie...

Tout cela pour dire qu'il s'agit ici d'un bon roman, très intéressant historiquement sur la période du premier siècle de notre ère en Palestine, et qu'il est d'autant plus intéressant qu'il a le mérite d'aborder tout un pan de l'histoire qui est totalement ignoré aujourd'hui. On parle beaucoup, y compris dans les Actes des Apôtres, des Églises chrétiennes à leurs débuts, mais très peu de l’Église de Jérusalem et de ce que sont devenus ces chrétiens après la destruction du Temple de Jérusalem en 70. De même ne sont évoquées que les Églises qui ont suivi Paul, le véritable propagateur du christianisme en tant qu’Église répandue dans toute la région. Mais ce que j'ai trouvé intéressant dans ce livre, c'est de voir qu'aux débuts de l’Église, des communautés s'étaient formées ici et là et qu'elles n'avaient pas toutes la même façon de voir leur foi toute neuve, en fonction de celui qui les avait évangélisées. La communauté de « Jude », réfugiée à Pella pendant les troubles qui ont conduit à la chute de Jérusalem en 70 semble avoir été en réalité une sorte de secte chrétienne qui a fini par disparaître. L'histoire de l’Église est donc loin, très loin d'être aussi « simple » que ce qu'en laissent voir les Écritures dans le Nouveau Testament. Même si je l'avais appris durant les dernières années dans mes cours à la faculté de théologie catholique, ça fait toujours du bien d'avoir une petite piqûre de rappel, même si c'est au travers d'un roman qui n'a d'autre prétention que de raconter une histoire. D'ailleurs, cette « secte » de Jérusalem semble avoir dénié au Christ sa condition divine, devenant par là porteuse d'une des nombreuses hérésies contre lesquelles se sont battus les Pères de l’Église. Ce peut aussi expliquer sa disparition. Les « frères » de Jésus voyaient-ils leur « aîné » d'une façon trop humaine pour comprendre qu'il était bien plus qu'un simple être humain, mais à la fois vrai Dieu et vrai homme ?


Paru aux éditions Albin Michel, 2015. ISBN : 978-2-226-25994-3