De Charles
Dickens, je connaissais surtout Oliver Twist et David
Copperfield. Mais pas ce livre ici, que j'ai du mal à qualifier
de « roman »… ce qu’il n’est d’ailleurs pas. Et
pourtant, le récit pourrait en constituer la trame !
Voyage
en Amérique est un récit de voyage, que Dickens a fait alors
qu’il avait 30 ans, en 1842. Il commence par la traversée, puis
détaille, chapitre après chapitre, son épopée en passant d’une
étape à l’autre, d’une ville à l’autre. Dans son
avant-propos, Timothée de Fombelle parle de l’humour ravageur de
l’auteur, et je vais tout de suite y venir, afin de régler cette
question. Oui, le texte est écrit avec force traits d’esprit…
mais j’avoue y avoir été quelque peu hermétique. Sans doute une
question de culture ou de connaissance de l’auteur, de son univers
littéraire ? Je n’ai eu que peu d’occasions de lire Dickens
et je ne connais que très peu de choses au monde anglophone et
nord-américain. Sans doute me manque-t-il là des références pour
apprécier cet humour à sa juste valeur… Mais que le lecteur de
ces lignes se rassure : cela ne m’a aucunement empêchée d’y
prendre beaucoup de plaisir.
Plus que
l’humour, ce que j’y vois, c’est plutôt une grande attention
aux détails, aux ambiances. Une très belle description des
endroits, des conditions de vie et de voyage, et alors qu’à ma
grande honte, je me rends compte que je n’ai en réalité jamais lu
un roman de Dickens en entier (je n’ai eu sous les yeux que des
extraits, sans jamais aller jusqu’à lire les œuvres), je découvre
un grand auteur (il était temps… Hem !:) )
Pour en
revenir au récit lui-même, j’ai beaucoup apprécié la narration.
Ce livre a été écrit il y a plus de 180 ans et en le lisant, je me
faisais la réflexion que ce type de voyage n’existe quasiment
plus. Aujourd’hui, ce qui compte, c’est la destination : je
me rends de tel endroit à tel autre endroit, pour des raisons aussi
diverses que les affaires, les vacances, la famille, les fêtes de
Noël ou d’anniversaires… mais pas pour le voyage en lui-même,
exception faite des voyages luxueux de type croisière ou des
pèlerinages religieux qui peuvent entrer encore (mais de moins en
moins malheureusement) dans ce cadre.
Ici, ce
qui compte n’est pas tant la destination que le voyage en lui-même.
Les pages décrivant les divers moyens de transport empruntés par
l’auteur et ses compagnons de route occupent une très grande place
dans le récit. Entre chaque voyage à proprement parlé, le lecteur
suit Dickens durant ses escales et ses visites, où il ne manque pas
de décrire ce qu’il voit, avec semble-t-il une prédilection pour
les endroits qu’on aurait plutôt tendance à éviter a priori
(prisons, orphelinats, hôpitaux…). D’après l’avant-propos,
lorsqu’il fait ce voyage, Dickens était déjà connu du monde
anglophone, des deux côtés de l’Atlantique. C’est donc un
personnage public et une célébrité qui débarque en Amérique, et
pourtant, comme le souligne Timothée de Fombelle, il n’y a aucun
détail concernant les modalités d’accueil : réceptions,
cotillons, fêtes en son honneur… comme si Dickens, finalement,
n’était qu’un voyageur lambda, n’en avait strictement
rien à faire du décorum et se focalisait sur ce qui lui semble
essentiel : l’humain, et en particulier le petit, le pauvre,
le malade, le malmené par la vie. En cela, on retrouve un peu Oliver
Twist dans les pauvres et les marginaux croisés durant ce récit de
voyage. Mais ce livre va encore plus loin. Même s’il semble
bienveillant pour le pays qui l’accueille ainsi, Dickens n’hésite
pas à intégrer à son ouvrage une charge impressionnante contre
l’esclavage, question qui occupe à elle seule un chapitre entier,
à la fin du livre. Écrit comme un appendice, un ajout au récit
lui-même, il laisse entendre au lecteur que cette question de
l’esclavage n’est pas un problème ou une situation isolée
géographiquement, circonscrite à un endroit précis (et qu’il
aurait pu intégrer à un chapitre sur telle ou telle ville par
exemple), mais bien un problème de fond qui gangrène toute la
mentalité du pays. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il
n’est pas tendre. Dickens, dans ce chapitre, reproduit sur
plusieurs pages les petites annonces des journaux, où les
propriétaires décrivent leurs esclaves en fuite, avec toutes les
particularités physiques de ceux-ci, révélant du même coup
l’étendue des sévices qu’ils leur ont fait subir et qui, pour
le lecteur d’aujourd’hui (mais également pour Dickens
visiblement aussi), sont tout simplement abjects.
J’ai mis
du temps à lire cet ouvrage, parce que le temps est une denrée très
rare de mon côté, tout simplement. Parce que sinon, ce livre se
dévore très vite et il est passionnant. Certains passages sont en
effet très drôles (notamment la description de la traversée depuis
l’Angleterre jusqu’aux États-Unis) et, surtout, lu aujourd’hui,
il introduit le lecteur dans un autre rapport au temps, justement.
Je le
soulignais plus haut, le voyage, entendu comme le fait de se déplacer
physiquement d’un point à un autre, fait ici pleinement partie du
séjour en tant que tel. Il est tout aussi passionnant et épique que
ce qui se passe pour l’auteur dans les villes où il se rend
successivement.
Ce rapport
au temps, au déplacement, m’a beaucoup donné à réfléchir, dans
un monde, le nôtre, celui du XXIe siècle, où tout déplacement
physique est devenu une contrainte qu’on accepte à la double
condition qu’elle soit indispensable et la plus courte possible.
Entre les TGV, les avions et le télétravail, nos déplacements ont
acquis une sorte de statut d’impondérable tout juste acceptable si
on ne peut faire autrement. Le télétravail, depuis la pandémie,
devient pour certains un moyen d’aller plus vite et « plus
loin », en ce sens qu’il n’est même plus nécessaire, pour
assister à une conférence ou à une formation, par exemple, de se
rendre physiquement sur place. Les réunions « Zoom » et
autres plate-formes de formation en ligne font très bien l’affaire,
tant qu’on se concentre sur le contenu de la conférence ou de la
formation.
En
revanche, aucune réunion « Zoom » ou formation en ligne
ne remplacera jamais les liens fraternels et interpersonnels qui se
tissent entre les participants à une conférence ou à une formation
« en présentiel »… et c’est bien cela qui a été le
plus dur à vivre pendant le confinement strict de 2020 :
l’absence de l’autre, l’absence de contacts, de liens
fraternels. Les appels téléphoniques, les « apéros
WhatsApp » et autres visios n’en étaient que des
ersatz qui ont peut-être permis à certains de prendre la
mesure du besoin de contact « en chair et en os » que
nous avons tous. Ce n’est pas pour rien que l’être humain a un
corps...
Ce livre
m’a en quelque sorte renvoyée au monde « d’avant ».
Avant la pandémie, bien sûr, mais aussi avant le TGV, avant
Internet. Un temps où, quand nous partions en vacances avec mes
parents, le trajet pouvait prendre deux jours rien que pour traverser
la France, parce qu’on s’arrêtait au passage pour visiter un
château, pour manger chez des amis, y dormir… le voyage, là
aussi, faisait partie des vacances et du séjour lui-même.
Puissions-nous redécouvrir, quand c’est possible, ces moments de
grâce, de joie et de fête en prenant réellement le temps de voir
l’autre, de le visiter, d’échanger en profondeur avec lui.
Merci, M.
Dickens !
Paru
aux éditions Libretto, 2021. ISBN : 978-2-36914-593-6.