La construction des romans de Han Kang, qui m'avait déjà frappée dans « La Végétarienne », se retrouve ici avec une grande force.
Le texte est découpé en plusieurs parties, qui seraient indépendantes les unes des autres si elles ne parlaient pas toutes du même événement, mais à différents moments de l'histoire de la Corée du Sud : la répression de la révolte de Kwangju (ou Gwangju) au printemps 1980.
Le roman s'ouvre sur Tongho, vu à travers des yeux qui ne sont pas nommés, mais dont on devine qu'ils sont ceux de l'ami que ce dernier cherche au fil des pages. Tongho est un jeune lycéen, qui affronte le danger en apportant son aide à la petite équipe d'étudiants qui prend soin des corps de leurs amis fauchés par les balles des militaires. Il s'agit de récupérer les corps, prendre soin d'eux en leur redonnant une dignité autant que le permettent les ravages des balles et de les garder en attendant que les proches des morts viennent les identifier, leur donner un nom. Tongho a intégré cette équipe pour une seule raison : il cherche Chongdae, son ami et voisin, qui loue avec sa sœur Chongmi l'annexe de sa maison. Ils ont le même âge ou presque, et les deux jeunes gens ont disparu.
On suit alors Tongho et toute l'équipe des « révolutionnaires » dans les quelques jours qui suivent les fusillades du 18 mai 1980. Le 17 mai, la junte militaire avait pris le pouvoir et, le lendemain, syndicalistes et étudiants s'étaient révoltés pour rétablir la démocratie. L'armée avait alors tiré dans le tas et réprimé la révolte de manière brutale et sanglante.
Dans les six parties du romans, le point de vue narratif change sans cesse, passant du « tu » au « je », puis au « vous », au « je » à nouveau, mais celui d'une autre personne. Ces récits, semblant parfois éloignés les uns des autres, ramènent toujours aux événements du 18 mai.
Ils racontent les traumatismes, les violences et les sévices subis, les cauchemars, les conséquences psychologiques et psychiatriques pour les victimes. Ils racontent aussi la vie des victimes par la suite, parfois des années, des décennies plus tard. Pour montrer qu'on ne se remet pas « comme ça » d'un tel vécu, de tant de violences, de tous ces traumatismes existentiels. Les récits sont ceux des survivants. Mais comment survit-on à l'horreur ?
Vous vous en doutez, on ne ressort pas indemne d'un tel roman. C'est brutal, violent, au-delà des mots. Et encore, ce sont des mots. Ils sont porteurs de sens, mais pas de la violence vécue dans la chair. On ne peut qu'imaginer ce qu'un homme est capable de faire subir à un autre homme, par haine, par obéissance, par inhumanité, par peur aussi. Si les soldats ont obéi à ces ordres inhumains, n'est-ce pas aussi pour ne pas se retrouver eux-mêmes du mauvais côté des armes ? Cela n'excuse rien. Mais permet de comprendre la terreur, l'ignominie qui s'est emparée de la société coréenne dans les années 1980. Ces événements ont sans doute durablement marqué l'inconscient collectif du pays, comme la Révolution Française l'a fait pour nous, ou la Révolution Russe, ou encore le massacre de la place Tian'anmen à Pékin... Combien de révolutions, de révoltes populaires contre des dictateurs, avec pour seul but l'espoir de restaurer l'humanité et le droit de vivre dignement ?
Ce livre est nécessaire pour que ce traumatisme ne sombre pas un jour dans l'oubli. Et pour nous faire prendre conscience de la valeur de la vie humaine, même si, malheureusement, la situation semble n'avoir fait qu'empirer depuis l'écriture de ce roman, en 2014. Les hommes continuent de se faire la guerre, en Ukraine, au Proche Orient et ailleurs. Les révoltes contre les oppresseurs continuent, les coups d'état aussi... Que vont devenir les Syriens ? Les Afghans ? Les Libanais, les Iraniens, les Palestiniens, les Israéliens ?
Quand donc les armes cesseront-elles de parler ? Quand donc les hommes cesseront-ils de vouloir à tout prix prendre le pouvoir sur d'autres, quitte pour cela à les massacrer ?
La guerre, les conflits sont une honte pour l'humanité. Ils ramènent les êtres humains au rang de bêtes sauvages. Heureusement qu'il y a des Tongho et des Songhi un peu partout dans le monde. Ce sont eux qui permettent de regarder les humains en face en ce disant que, même peu nombreux, même s'ils « perdent » apparemment le combat, celui-ci vaut le coup d'être mené. Pour le respect de la dignité humaine.
Paru aux éditions LGF (Le Livre de Poche), 2024. ISBN : 978-2-253-90998-9
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