Aimé, le dernier enfant de Taxandria, se réveille pour commencer sa journée, la même journée que la précédente et que la suivante. La même journée que tous les jours, en réalité. Il est le dernier enfant de Taxandria, ville dévastée où le temps ne passe plus, où il n'y a plus de futur, plus de passé. Uniquement le présent.
Cependant, ce matin-là n'est pas tout à fait comme les autres matin. Ce jour-là, Aimé tombe par hasard sur un livre illustré qu'il prend le temps de lire avant d'aller à l'école, où l'attend, inquiet, M. Bozon, l'instituteur. Aimé est en retard, mais il est le seul élève... alors son retard n'a que peu d'importance. Ce qui est important, pour Aimé, ce matin, c'est uniquement le livre qu'il vient de trouver. Car ce livre raconte l'origine du cataclysme qui a dévasté Taxandria. Et cette histoire ouvre l'avenir et l'horizon de l'enfant, avec les questions qu'il commence à se poser. Où est sa mère ? Où sont les femmes de Taxandria ? Pourquoi le temps qui passe est-il devenu tabou ?
L'enfant part en quête, et son voyage n'aura pas de retour.
On retourne aux Cités Obscures, et c'est toujours un enchantement et une grande surprise. Les œuvres de Schuiten et Peeters sont de véritables œuvres d'art. Et un peu aussi des OVNIs dans le monde de la BD... Tout d'abord du point de vue graphique : les cases de cette bande dessinée ressemblent davantage à des aquarelles et à des œuvres d'art indépendantes qu'à des cases classiques de bande dessinée. Les images sont grandes, larges, avec parfois seulement une ou deux cases par page, ce qui permet de pouvoir admirer le dessin, sa beauté et sa précision. Et puis, ces scènes sont loin du style graphique de la BD belge traditionnelle : ici, il s'agit de dessins quasi monochromes, où on voit presque le coup de crayon de papier, et où le grain du papier « Canson » fait partie intégrante du rendu final de l'image. On a envie de toucher la page, de la « sentir » avec le bout des doigts... D'autant plus que l'édition que j'ai dans les mains est faite avec un beau papier très épais, sans le grain du papier à dessin de notre enfance, mais avec la même épaisseur, ou presque... Cela donne un bel objet, un ouvrage qui s'apparente plus aux beaux-livres qu'à une bande dessinée...
Du côté du récit, son histoire est elle aussi très intéressante. Et elle est révélée à la fin de l'album, après la bande dessinée elle-même, dans un dossier écrit qui en révèle la genèse. Peeters et Schuiten ont repris ici « Taxandria », un long métrage d'animation du réalisateur Raoul Servais, entamé en 1987 et sorti en 1994, avec de multiples modifications de scénario, des reprises et changements dans le tournage, avec la particularité d'utiliser un appareil inventé par Servais lui-même permettant d'allier les décors d'un film d'animation et les prises de vue réelles pour l'action des personnages, le tout complété par les effets spéciaux, débutants à l'époque, réalisés par informatique. Il s'agissait aussi d'un projet européen, les différentes étapes de la réalisation de l'oeuvre utilisant des technologies et des lieux de tournages présents dans plusieurs pays. Un projet complexe, qui n'a pas rencontré de succès à sa sortie, y compris pour son propre réalisateur. Il semble que Servais n'ait pas « reconnu » son œuvre, après tous les bouleversements, modifications de scénario et réécritures successives qu'elle a rencontré durant sa production.
La bande dessinée qui a finalement été tirée de ce projet reprend une partie des images créées par Schuiten durant l'élaboration du projet initial, mais également de nouveaux décors, pour environ la moitié d'entre eux. La reprise de ces images vieilles de 40 ans, ou presque, pour certaines, fait penser à une sorte de « bouclage » du projet, une manière de le mener à bien et de le sortir de la confidentialité dans laquelle « Taxandria » est restée depuis sa sortie. Il s'agit également de reprendre l'idée originale, il me semble, purifiée de tous les ajouts scénaristiques et épurée des modifications pour revenir à l'idée originale (ou presque) de Servais. Je ne sais pas pour vous, mais pour ma part, je découvre l'existence de ce projet en lisant cette bande dessinée... L'histoire de ce livre est donc tout à fait singulière, et m'interpelle, à une heure où la création va plutôt dans l'autre sens : en général, les films qui sortent en salle en ce moment sont souvent des biopics ou des films tirés de romans. L'inverse existe, bien sûr, avec nombre de bandes dessinées tirées de romans, comme par exemple l'adaptation des « Piliers de la Terre », de Ken Follet, dont nous parlerons bientôt, ou encore celle du roman d'Umberto Eco, « Le Nom de la Rose », que j'ai chroniquée ici. Mais là, le projet semble assez différent : il ne s'agit pas d'adapter en bande dessinée un roman qui a connu un succès phénoménal en librairie, comme les deux que je viens de citer, mais d'exhumer un long métrage d'animation plutôt expérimental qui a été, en plus, un échec à sa sortie, et en tirer la substantifique moelle pour en faire une magnifique bande dessinée. Il fallait bien le talent des auteurs des Cités Obscures pour y parvenir. Décidément, cette série recèle bien des surprises et des trésors...
Paru aux éditions Casterman, 2025. ISBN : 978-2-203-29612-1






